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7 mars 2022 1 07 /03 /mars /2022 05:00

Aujourd'hui un livre bouleversant dont je vous recommande vivement la lecture :

Joseph PONTHUS : À la ligne – Feuillets d’usine – livre publié en 2019 (La table ronde, puis Folio/Poche) a connu un grand succès de librairie et a reçu de très nombreux prix littéraires.

Études supérieures, puis éducateur spécialisé à Nanterre (ateliers d’écriture), ensuite travailleur intérimaire à Lorient.

Ce « roman » se présente sous la forme de longs poèmes en vers libres, scandés par le rythme incessant de la chaîne de production. C’est un témoignage extrêmement poignant des rudes conditions de travail des intérimaires dans les conserveries de poissons (sardines, maquereaux, crustacés, plats cuisinés, etc.) et dans les abattoirs (bovins, porcins). Travail de nuit, froid continu, gestes répétitifs, décalage constant entre le temps de l’usine et celui de la vraie vie. Physique, abêtissant, pénible, stressant et très peu valorisant, son travail le dévore tout entier. Aussi, Joseph lutte-t-il pour ne pas devenir un simple robot. Pour cela, il se remémore quelques vers, ou des phrases d’auteur, il joue avec les mots. Il chante aussi, intérieurement ou à tue-tête, des succès populaires ou les chansons de Trénet…

 

En entrant à l’usine

Bien sûr j’imaginais

L’odeur

Le froid

Le transport des charges lourdes

La pénibilité

Les conditions de travail

La chaîne

L’esclavage moderne


 

Je n’y allais pas pour faire un reportage

Encore moins préparer la révolution

Non

L’usine c’est pour les sous

Un boulot alimentaire

Comme on dit

Parce que mon épouse en a marre de me voir traîner dans le canapé en attente d’une embauche dans mon secteur

Alors c’est

L’agroalimentaire

L’agro

Comme ils disent


 

Une usine bretonne de production et de transformation et de cuisson et de tout ça de poissons et de crevettes

Je n’y vais pas pour écrire

Mais pour les sous


 

À l’agence d’intérim on me demande quand je peux commencer

Je sors ma vanne habituelle littéraire et convenue

« Eh bien demain dès l’aube à l’heure où blanchit la campagne »

Pris au mot j’embauche le lendemain à six heures du matin

 

.../...

===========================================

Entre quelques tonnes de sabres de grenadiers et de lieus

Aujourd’hui j’ai dépoté trois cent cinquante kilos de chimères

J’ignorais jusqu’à ce matin qu’un poisson d’un tel nom existât


 

Mes chimères sont arrivées après la pause

Drôle de poisson avec deux belles nageoires en bas du ventre pouvant ressembler à des ailes

Peut-être que leur nom vient de là

Ou non

Ça a suffi à mon bonheur de la matinée

Me dire que j’avais dépoté des chimères


 

Ce 31 après-midi je passe à l’agence d’intérim récupérer mon acompte vu que nous sommes réglementairement payés le 11 du mois suivant

L’acompte s’élève au maximum à soixante-quinze pour cent du temps travaillé

Les ressources humaines n’ont pas encore validé mes horaires de ma dernière semaine de travail

Soit payé cinquante pour cent de ce que j’escompte


 

Une chimère de plus

========================================================

.../…

Je commence à travailler

J’égoutte du tofu


 

Je me répète cette phrase

Comme un mantra

Presque

Comme une formule magique

Sacramentelle

Un mot de passe

Une sorte de résumé de la vanité de l’existence du travail du monde entier de l’usine

Je me marre

J’échafaude des contrepets qui me semblent bien sonner

Égoutteur de tofu

Et fauteur de dégoûts

Les gestes commencent à devenir machinaux

Cutter

Ouvrir le carton de vingt kilos de tofu

Mettre les sachets de trois kilos environ chaque sur ma table de travail

Cutter

Ouvrir les sachets

Mettre le tofu à la verticale sur un genre de passoire horizontale en inox d’où tombe le liquide saumâtre

Laisser le tofu s’égoutter un certain temps

 

.../…

 

Les heures passent ne passent pas je suis perdu

Je suis dans un état de demi-sommeil extatique de veille paradoxale presque comme lorsque l’on s’endort et que les pensées vagabondent au gré du travail de l’inconscient

Mais je ne rêve pas

Je ne cauchemarde pas

Je ne m’endors pas

Je travaille

J’égoutte du tofu

Je me répète cette phrase

Comme un mantra

Je recherche le contrepet que j’avais trouvé tout à l’heure mais ne le trouve plus

Je me dis qu’il faut avoir une sacrée foi dans la paie qui finira bien par tomber dans l’amour de l’absurde ou dans la littérature

Pour continuer


 

Il faut continuer

Égoutter du tofu

De temps à autre

Aller aux poubelles

La pause arrive à une heure dix du matin

Elle sera jusqu’à une heure quarante

Je ne sais pas si c’est légal d’avoir une pause plus de six heures après sa prise de poste

Mais je m’en fous

Il restera trois heures d’égouttage de tofu


 

Clope

Café

Clope

Un

Snickers

Clope

Un texto de mon épouse qui pensait à moi à vingt-trois heures

Je souris tendrement

Si elle savait

Mais c’est l’heure

Une dernière latte de clope histoire de dire

T’as vu l’usine t’as vu le tofu tu n’auras pas ma dernière clope

Mon cul

Je l’écrase bien vite


 

Le vestiaire en urgence

La tenue

La pointeuse

C’est reparti


 

J’égoutte du tofu

Encore trois heures à tirer

Plus que trois heures à tirer

Il faut continuer

J’égoutte du tofu

Je vais continuer

La nuit n’en finit pas

J’égoutte du tofu

La nuit n’en finit plus

J’égoutte du tofu


 

J’égoutte du tofu

 

=====================================================

.../…

 

Cette semaine

On m’a changé de poste

Je ne nettoie plus la merde les panses les cornes le sang le gras la mort des bovins puisque avec mes mauvais yeux et mes lunettes j’y voyais trop mal et laissais passer trop de déchets

 

Je déplace des carcasses suspendues en hauteur à des rails

Un boulot physique

Ce sont des quarts de bœuf ou de vache ou de taureau ou de jeune bovin

Soit environ cent kilos le quartier

Je pousse les carcasses par huit

Je fais des gestes de pilier de rugby et de chef de gare qui aiguille ses carcasses et les oriente et les pousse vers les lignes « commandes supermarché » « désossage » « prêt à découper » ou autres voies de garage


 

Je me suis pris une carcasse sur la botte de sécurité

J’avais mal fait mon aiguillage

Le pied gauche est noir et violet malgré la coque

Heureusement qu’elle était là sinon le tranchant de la carcasse me rendait infirme
 

.../…

==================================================

Note : Joseph Ponthus est mort en février 2021, à 42 ans.

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commentaires

P
un livre surprenant, et impressionnant.
Répondre
T
Oui, Patrick, un livre à lire les yeux fermés, si l'on peut dire ainsi !...<br /> <br /> + un auteur à "ranger" parmi les poètes véritables, sensibles et fraternels...
M
Il nous a quittés bien trop tôt.<br /> Je viens de visionner son interview par François Bunel.
Répondre
T
Oui, bien sûr, il avait certainement d'autres choses à nous dire et à nous écrire...<br /> <br /> Les petites vidéos comme ça sont de précieuses archives...
Y
Une écriture rare et tellement indispensable. Merci pour le partage.
Répondre
T
Pour les amateurs, on trouve plusieurs vidéos du Joseph sur YouTube...
T
merci pour ce billet, comme d'habitude je vais voir mon libraire... la dernière fois que je suis allé pour acquérir le dernier T X T j'ai essuyé des refus... donc internet ?
Répondre
T
Très bien !<br /> Face aux mastodontes de la Toile, le combat des libraires indépendants est toujours à soutenir