Aujourd'hui un livre bouleversant dont je vous recommande vivement la lecture :
Joseph PONTHUS : À la ligne – Feuillets d’usine – livre publié en 2019 (La table ronde, puis Folio/Poche) a connu un grand succès de librairie et a reçu de très nombreux prix littéraires.
Études supérieures, puis éducateur spécialisé à Nanterre (ateliers d’écriture), ensuite travailleur intérimaire à Lorient.
Ce « roman » se présente sous la forme de longs poèmes en vers libres, scandés par le rythme incessant de la chaîne de production. C’est un témoignage extrêmement poignant des rudes conditions de travail des intérimaires dans les conserveries de poissons (sardines, maquereaux, crustacés, plats cuisinés, etc.) et dans les abattoirs (bovins, porcins). Travail de nuit, froid continu, gestes répétitifs, décalage constant entre le temps de l’usine et celui de la vraie vie. Physique, abêtissant, pénible, stressant et très peu valorisant, son travail le dévore tout entier. Aussi, Joseph lutte-t-il pour ne pas devenir un simple robot. Pour cela, il se remémore quelques vers, ou des phrases d’auteur, il joue avec les mots. Il chante aussi, intérieurement ou à tue-tête, des succès populaires ou les chansons de Trénet…
En entrant à l’usine
Bien sûr j’imaginais
L’odeur
Le froid
Le transport des charges lourdes
La pénibilité
Les conditions de travail
La chaîne
L’esclavage moderne
Je n’y allais pas pour faire un reportage
Encore moins préparer la révolution
Non
L’usine c’est pour les sous
Un boulot alimentaire
Comme on dit
Parce que mon épouse en a marre de me voir traîner dans le canapé en attente d’une embauche dans mon secteur
Alors c’est
L’agroalimentaire
L’agro
Comme ils disent
Une usine bretonne de production et de transformation et de cuisson et de tout ça de poissons et de crevettes
Je n’y vais pas pour écrire
Mais pour les sous
À l’agence d’intérim on me demande quand je peux commencer
Je sors ma vanne habituelle littéraire et convenue
« Eh bien demain dès l’aube à l’heure où blanchit la campagne »
Pris au mot j’embauche le lendemain à six heures du matin
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Entre quelques tonnes de sabres de grenadiers et de lieus
Aujourd’hui j’ai dépoté trois cent cinquante kilos de chimères
J’ignorais jusqu’à ce matin qu’un poisson d’un tel nom existât
Mes chimères sont arrivées après la pause
Drôle de poisson avec deux belles nageoires en bas du ventre pouvant ressembler à des ailes
Peut-être que leur nom vient de là
Ou non
Ça a suffi à mon bonheur de la matinée
Me dire que j’avais dépoté des chimères
Ce 31 après-midi je passe à l’agence d’intérim récupérer mon acompte vu que nous sommes réglementairement payés le 11 du mois suivant
L’acompte s’élève au maximum à soixante-quinze pour cent du temps travaillé
Les ressources humaines n’ont pas encore validé mes horaires de ma dernière semaine de travail
Soit payé cinquante pour cent de ce que j’escompte
Une chimère de plus
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Je commence à travailler
J’égoutte du tofu
Je me répète cette phrase
Comme un mantra
Presque
Comme une formule magique
Sacramentelle
Un mot de passe
Une sorte de résumé de la vanité de l’existence du travail du monde entier de l’usine
Je me marre
J’échafaude des contrepets qui me semblent bien sonner
Égoutteur de tofu
Et fauteur de dégoûts
Les gestes commencent à devenir machinaux
Cutter
Ouvrir le carton de vingt kilos de tofu
Mettre les sachets de trois kilos environ chaque sur ma table de travail
Cutter
Ouvrir les sachets
Mettre le tofu à la verticale sur un genre de passoire horizontale en inox d’où tombe le liquide saumâtre
Laisser le tofu s’égoutter un certain temps
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Les heures passent ne passent pas je suis perdu
Je suis dans un état de demi-sommeil extatique de veille paradoxale presque comme lorsque l’on s’endort et que les pensées vagabondent au gré du travail de l’inconscient
Mais je ne rêve pas
Je ne cauchemarde pas
Je ne m’endors pas
Je travaille
J’égoutte du tofu
Je me répète cette phrase
Comme un mantra
Je recherche le contrepet que j’avais trouvé tout à l’heure mais ne le trouve plus
Je me dis qu’il faut avoir une sacrée foi dans la paie qui finira bien par tomber dans l’amour de l’absurde ou dans la littérature
Pour continuer
Il faut continuer
Égoutter du tofu
De temps à autre
Aller aux poubelles
La pause arrive à une heure dix du matin
Elle sera jusqu’à une heure quarante
Je ne sais pas si c’est légal d’avoir une pause plus de six heures après sa prise de poste
Mais je m’en fous
Il restera trois heures d’égouttage de tofu
Clope
Café
Clope
Un
Snickers
Clope
Un texto de mon épouse qui pensait à moi à vingt-trois heures
Je souris tendrement
Si elle savait
Mais c’est l’heure
Une dernière latte de clope histoire de dire
T’as vu l’usine t’as vu le tofu tu n’auras pas ma dernière clope
Mon cul
Je l’écrase bien vite
Le vestiaire en urgence
La tenue
La pointeuse
C’est reparti
J’égoutte du tofu
Encore trois heures à tirer
Plus que trois heures à tirer
Il faut continuer
J’égoutte du tofu
Je vais continuer
La nuit n’en finit pas
J’égoutte du tofu
La nuit n’en finit plus
J’égoutte du tofu
J’égoutte du tofu
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Cette semaine
On m’a changé de poste
Je ne nettoie plus la merde les panses les cornes le sang le gras la mort des bovins puisque avec mes mauvais yeux et mes lunettes j’y voyais trop mal et laissais passer trop de déchets
Je déplace des carcasses suspendues en hauteur à des rails
Un boulot physique
Ce sont des quarts de bœuf ou de vache ou de taureau ou de jeune bovin
Soit environ cent kilos le quartier
Je pousse les carcasses par huit
Je fais des gestes de pilier de rugby et de chef de gare qui aiguille ses carcasses et les oriente et les pousse vers les lignes « commandes supermarché » « désossage » « prêt à découper » ou autres voies de garage
Je me suis pris une carcasse sur la botte de sécurité
J’avais mal fait mon aiguillage
Le pied gauche est noir et violet malgré la coque
Heureusement qu’elle était là sinon le tranchant de la carcasse me rendait infirme
.../…
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Note : Joseph Ponthus est mort en février 2021, à 42 ans.